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Le ballet des cellules, conte gothique d’aujourd’hui

Il faut imaginer un corps, un corps humain. Le nôtre. Les formes vibrionnant sur le mur seraient nos cellules. Elles s’agitent, se déforment, se multiplient. Le format qui les enserre comme un cadre,  rectangle ou sphère, est le signe symbolique qui marque la limite des organes qu’elles composent, la détermination de leurs fonctions, la contrainte des lois définies par la biologie. La suggestion du mouvement incessant des modules atteste leur vitalité, affirme notre énergie d’être vivant.

Mais les cellules parfois s’échappent. Elles s’évadent des lois imposées et de leur rôle imparti. La vie s’affole. Dans une indépendance imprévue les cellules perturbent le fonctionnement vital. Liberté novatrice ? Mutation ? Evolution ?  Ou bien menace d’un dérèglement mortifère ? Pour traduire nos questionnements sur l’humain, Nathalie Borowski emprunte à un art populaire, le théâtre d’ombres. Chaque cellule est un personnage fantastique, monstre, dragon, créature fabuleuse des airs ou des profondeurs marines, sorti des fables. Les figures sont découpées, comme vues à contre-jour. Une lumière semble irradier d’une source invisible située derrière l’écran du mur. Le fond clair fait apparaître en blanc les vides ciselés sur le fond noir du panneau de polyuréthane et isole les contours noirs des mêmes formes échappées et proliférant à l’air libre.

Toujours pratiquée dans les cultures asiatiques, en Chine, au Vietnam, en Indonésie, la technique des silhouettes découpées a connu une grande popularité en Europe au XIXème siècle à l’époque romantique. Des visages de profil, des scènes mondaines et sentimentales bordées de guirlandes et d’ornements, taillés dans du carton noir ou, peints comme s’ils avaient été découpés, ont rempli médaillons décoratifs et illustrations. La tradition toujours vivace des papiers découpés pour les décors de Noël dans les  pays scandinaves en perpétue l’usage et le charme. Une artiste américaine, Kara Walker (née en 1969, consacrée en 2007 par Time Magazine comme l’une des 100 personnes importantes de l’année) s’est rendue célèbre en dénonçant avec cette technique la violence et la cruauté de l’esclavage sur les plantations, en des scènes à première vue aussi gracieuses et délicates que leurs charmants modèles romantiques dont les maîtres impitoyables ornaient leurs chambres et leurs boudoirs.

Le cinéma d’animation s’est approprié la technique. Dans les années 20 la réalisatrice allemande Lotte Reiniger (1899-1981), avec la collaboration de son mari Carl Koch, se fit remarquer pour ses films en silhouettes découpées. Louis Jouvet, séduit,  fit projeter l’un d’eux, Les Aventures du Prince Ahmed (1923-1926), au Théâtre des Champs-Elysées. Récemment, Michel Ocelot  a renouvelé la poésie de ce théâtre d’ombres dans ses films  Princes et Princesses (2001) et Contes de la Nuit (2011).

C’est dans cette lignée qu’il faut situer l’œuvre de Nathalie Borowski, au fil d’une tradition millénaire et revisitée par des créateurs actuels, mais par coïncidence, sans aucune influence sur son travail. La technique ici est artisanale et la référence est scientifique – la biologie – pour soutenir une réflexion personnelle sur les enjeux du vivant. Une place particulière est accordée à la recherche génétique. 

La vitalité des cellules est le moteur de notre croissance, de notre énergie, de nos capacités, de nos pouvoirs, de notre simple survie. Mais leur prodigieuse merveille mécanique et chimique est fragile. Hors cadre, hors la loi, les cellules se multiplient, agents de régénération ou bien de désordre et de mort, cancer, sida, maladies neuro-dégénératives et auto-immunes. Le gracieux ballet des ombres se mue en magie noire d’un conte gothique très contemporain. Le gage de vie  peut se transformer en son contraire. Peut-on, doit-on intervenir ?  Peut-on modifier notre héritage génétique ? Et la question devient philosophique : « Je m’interroge, écrit l’artiste, sur la visualisation de notre corps ; peut-on modifier, agencer, refuser, accepter ce qui fait notre personnalité ? Dans quelle mesure avons-nous et aurons-nous le choix de notre unicité génétique ? » Avons-nous la possibilité mais aussi avons-nous le droit de manipuler notre singularité génétique et quelles peuvent en être les conséquences et les implications éthiques ?

L’art rejoint les interrogations de la bioéthique. Délaissant mythes, légendes, les craintes et les rêves du passé, l’ancestral théâtre d’ombres met en scène, comme un jeu, les questionnements, les angoisses et les espérances de notre temps.

Hélène Lassalle*


*Conservateur en chef honoraire du Patrimoine
Ancienne secrétaire générale de la section française de l’AICA (AICA France)
Ancienne secrétaire générale de l’association internationale des critiques d’art (AICA internationale)
Ancienne vice-présidente de l’AICA internationale