Bonjour Nathalie, et bienvenue à Peripheral ARTeries. J’aimerais débuter cette interview par une question plutôt générale : selon vous, quelle est  la définition d’une œuvre d’art ?

Merci de votre invitation. A mon sens, l’œuvre d’art est le résultat d’une réflexion, l’aboutissement visuel d’une recherche, d’un questionnement intérieur qui  interroge celui qui la regarde. Elle peut provoquer une sensation, une émotion. Peu importe qu’elle dérange, émerveille ou provoque une répulsion, ce qui me semble important est qu’elle déclenche une réaction (sentiments irrationnels ou contradictions, paix ou chaos). Sans vocation utilitaire, l’œuvre d’art s’incarne dans d’autres dimensions que dans celles qu’a voulu créer l’artiste. Elle existe à part entière et répond à un écho dans le regard du spectateur. Cependant, elle s’inscrit dans cadre théorique et historique ou dans un mouvement qui la définit et peut tenir son statut de l’institution qui la cautionne.

Quelles seraient, à votre avis, les caractéristiques d’une œuvre d’art contemporaine ?

Ce qui contribue à rendre un travail artistique contemporain est qu’il s’inscrit dans une temporalité. De même, qu’il peut être défini par l’utilisation de nouveaux matériaux. Il est le fruit, le résultat visuel artistique de nos idées, de nos contradictions, de nos questionnements ou de réflexions établies en fonction du monde qui nous entoure. Il est le miroir de son époque. Il peut se détacher de la réalité mais il établit toujours une connexion consciente ou inconsciente avec notre quotidienneté, nos sensations, nos idées, nos histoires ou nos pensées. Il nous pousse à réflechir ou à expérimenter des visions différentes, à nous faire ressentir des émotions et nous amène à transgresser une époque antérieure, à toujours explorer de nouveaux horizons.

Pensez-vous qu’il existe une dichotomie entre la tradition et la contemporaneïté ?

Est-ce qu’être contemporain c’est s’abstraire de la tradition ? Même si certains artistes d’avant-garde refusent toute affiliation avec leurs prédécesseurs, l’artiste se réfère toujours d’une façon ou d’une autre par ses connaissances ou sa culture à un passé plus ou moins proche. Il n’y a pas de rupture mais une continuité, l’influence d’une époque sur une autre, une réécriture pouvant s’inscrire dans une déconstruction ou une parodie. Les modes de représentation évoluent mais les traditions nourrissent l’inspiration artistique. L’utilisation de nouvelles technologies permettent d’aller toujours plus loin.

Voudriez-vous nous dire quelques mots sur votre parcours ? Y-a-t-il des expériences qui ont eu un impact sur votre façon de concevoir vos oeuvres ? Je me demande parfois si une certaine forme d’éducation artistique “formelle” ne contribue pas à “étouffer” la créativité de jeunes artistes… Quelle est votre opinion ?

J’ai suivi différents cours dans plusieurs écoles de Beaux Arts à Paris ce qui m’a permis d’approfondir et de nourrir mon travail tant sur un plan théorique (Ecole du Louvre) que pratique (Ecole des Beaux Arts, Ecole Estienne).  Les encouragements d’un de mes professeurs, Hubert Rivey, qui est également artiste ont également été déterminants.  Bien que je pense qu’une éducation formelle puisse apporter des bases artistiques indispensables, j’ai aussi la sensation qu’elle ne convient pas à tout le monde. Elle suggère parfois certains modes d’expression différents de ce que l’artiste peut sentir dans sa propre intériorité provoquant parfois une sorte de « moule » artistique dans lequel la création personnelle s’efface. Ceci étant dit, l’enseignement lorsqu’il est de qualité, pousse l’étudiant à s’affranchir et à explorer de nouvelles voies.

Avant de commencer à discuter de vos œuvres artistiques, pourriez-vous expliquer à nos lecteurs vos processus de production et de création ? Sur quels aspects techniques insistez-vous en particulier dans votre travail ? De combien de temps avez-vous besoin avant et pendant la création d’une pièce ?

Bien que n’ayant aucune formation scientifique, mon travail s’inscrit dans une approche artistique mêlant art et science. Je pars la plupart du temps d’une réalité scientifique relative à notre identité (notre ADN, notre code génétique, nos chromosomes etc). Mon propos n’est pas de l’illustrer mais plutôt d’essayer de développer en une forme visuelle  notre intériorité, ce qui nous différencie les uns des autres. J’ai toujours été fascinée par ce qui constituait notre identité, ce qui intérieurement nous composait et créait notre unicité. Dans l’œuvre « The Degenerates », qui est une retranscription du processus de traduction de notre code génétique en « écriture aléatoire », je voulais mettre en relief la contradiction qui existe entre la prédétermination de nos gènes, et notre libre arbitre qui nous offre la possibilité de modifier nos attributs génétiques. Au delà d’une forme purement figurative, je voudrai montrer notre monde physique intérieur, un monde fait de cellules, de bactéries, de gènes fait de combats, d’animalité, mais qui n’est pas dénué de poésie. Concernant le découpage, il me donne la possibilité d’extraire des formes et de leur conférer une « existence » autonome. Découper c’est bouleverser la nature de l’objet. Comme si le fait de les détacher leur conférait une plus grande liberté. Mon temps de maturation peut prendre plusieurs semaines ou plusieurs mois. Aucune forme, aucun dessin n’est jamais prédéterminé, comme si le fait de laisser aller mon imagination pouvait être la métaphore d’un temps que nous ne maîtrisons pas (d’un avenir que nous ne connaissons pas).

Détaillons maintenant votre production artistique : je souhaiterais commencer avec votre œuvre « Les Evadés du Cadre », que nos lecteurs peuvent admirer sur ces pages et auxquels je recommande de visiter la page de votre site http://www.nathalieborowski.com/plastazotes.html. Voudriez-vous nous dire quelle est la génèse de ce projet ? Quelle a été votre inspiration initiale ?

Au départ il y a l’idée de conférer à nos cellules humaines une forme d’autonomie. Comment  faire en sorte  qu’une forme puisse « exister » en dehors de son cadre originel ? J’ai choisi de réaliser une installation dans laquelle les « corps humains » sont ici représentés par des mousses de polyéthylène, matériau semi-rigide, pouvant  s’adapter à l’idée abstraite  que je me fais du corps. Je voulais donner une dimension onirique à nos cellules en donnant l’illusion qu’elles pouvaient être représentées dans une forme presque irrationnelle, d’êtres autonomes. Ce concept n’échappe pas à l’idée de pouvoir maîtriser ce qui nous constitue. Nous sommes composés de multiples organismes, cellules, chromosomes, bactéries et je souhaitais leur donner leur indépendance via une matérialité chimérique, faire ressortir notre corporalité en leur conférant des caractéristiques animales (griffes, pattes, cornes etc.) non dénuées d’humanité (têtes, bras, corps…). En jouant avec l’idée de l’évasion et de l’autonomie de nos cellules, échappées de leur cadre originel, j’ai voulu conférer aux formes découpées, une identité propre. Zoomorphes, anthropomorphes, combatives, indépendantes mais indissociables de leur point d’origine. Les plaques échappent à la gravitation, les formes découpées se concentrent dans un même espace où elles semblent dériver en toute liberté. Les structures géométriques, renforcent le sentiment de flottement. Formes ludiques et organiques, ombres et lumières, paysage de l’enfance passant du noir au blanc. Elles paraissent évoluer en toute indépendance. Elles semblent s’échapper, sont discernables sans pour autant être cernées.

Une autre de vos œuvres que j’aime beaucoup et dont je souhaiterais dire quelques mots est «Ping-pong de l’ADN » : une des caractéristiques de cette pièce qui m’a fortement impressioné est la véritable synergie que vous avez réussi à établir entre un concept théorique abstrait tel que l’ADN et une simple balle de ping-pong…il existe un canal de communication très stimulant entre des concepts apparemment distants qui convergent en un concept inattendu, notre animalité première…

Cette synergie est le résultat d’une réflexion à propos de notre ADN. Il est le support matériel de notre information génétique et je voulais donner une matérialité (animalité) à ce concept. Au sens strict, le génome de chaque être humain est unique (à l'exception de ceux, identiques, de vrais jumeaux). Nos cellules sont des organismes auxquels je voulais donner plusieurs « individualités » identiques ou comparables. J’ai matérialisé la cellule humaine par une balle de ping-pong, dont la symbolique du rebond lui confère une dimension de mouvement, ce qui évoque un renouvellement toujours actif (perpétuel) de notre activité cellulaire. Sur chaque balle, est dessinée une forme imaginaire et unique dont la création hybride rappelle une « chimère ». En génétique, une « chimère » est un organisme animal issu d’une double ou multiple fécondation. Elle renvoie d’une certaine façon aux mythes grecs d’une créature fantastique hybride et symbolique d’un « multiple » d’êtres possédant les attributs de plusieurs animaux. Posée sur un support ou suspendue dans l’air, en arrêtant son mouvement, cela me permet d’arrêter le temps et de jouer avec le ou les sens de la vie. En détournant la balle de sa finalité originelle du jeu, en la disséquant, je lui confère une autonomie retranscrite par le détachement de son « cocon ». Ce matériau de celluloïd donne à l’objet découpé une allure de petite forme solide mais d’apparence fragile. Travestissant une réalité imaginaire, je donne à voir à l’instar d’insectes étudiés, disséqués, et exposés, des découpes de balles qui confèrent une dimension animale aux cellules.

Vos œuvres sont capables de créer une grande variété d’états d’esprits : vous-est il arrivé de découvrir quelque chose que vous n’aviez pas prévue et à laquelle vous n’aviez jamais pensé auparavant ? Je suis en quelque sorte convaincu que l’un des rôles de l’artiste pourrait être de révéler les faces cachées de la vie et de la nature. Quelle est votre opinion ?

Mes œuvres tentent de retranscrire un monde, de révéler une intériorité, un concept, d’ouvrir de nouveaux horizons. Je découvre tous les jours des choses inattendues… Développer une idée, c’est aussi chercher une réponse. L’atelier est un laboratoire de liberté. Je pense que l’artiste peut donner une autre dimension aux choses cachées de l’infiniment petit, en dévoiler d’autres aspects en leur procurant une « visibilité » même imaginaire. Rendre accessible un concept c’est aborder d’autres champs, d’autres perspectives. Notre rapport au monde est en perpétuelle redéfinition. L’artiste bénéficie de la liberté de créer ce qu’il ressent, en cela il est susceptible d’imaginer, de révéler de mettre au jour certains champs qui n’ont encore jamais été abordés parce qu’il n’a pas d’obligation de résultat.

Une des caractéristiques de votre travail qui m’a absolument fasciné est la symbiose que vous établissez entre l’art et la science. J’irais même jusqu’à dire que votre travail montre le côté artistique de la science. Peut être est-ce parce que j’ai un parcours scientifique, mais je suis en sorte convaincu que tôt ou tard de nouveaux matériaux artistiques combleront la dichotomie entre l’art et la science. J’oserai même dire qu’ils s’assimileront l’un à l’autre. Quel est votre avis ?

Je ne cherche pas à illustrer un concept mais à donner à voir une intériorité. Je pense profondément que l’art et la science ne sont pas si éloignés l’un de l’autre dans la mesure où la création d’une œuvre d’art se rapproche du travail d’un chercheur. L’artiste et le scientifique engagent une intuition, une reflexion et une imagination pour découvrir de nouvelles choses. Ils ne procèdent pas de la même façon mais peuvent avoir des préocupations similaires. L’expérimentation et la créativité sont des ddénominateurs communs au chercheur et à l’artiste. Je pense également qu’il peut y avoir une assimilation de l’un et de l’autre. D’un côté, l’arrivée des révolutions technologiques permet à l’artiste d’utiliser de nouveaux médias tels que l’informatique ou la robotique et de créer ainsi de nouvelles œuvres (le bio-art avec les créations de vie artificielle). D’un autre côté l’art donne accès à des données ou à des faits inaccessibles autrement (biologie naturaliste, témoignages historiques). L’un et l’autre se nourrissent, il y a une perpetuelle intéraction. Des concepts scientifiques sont de plus en plus sujets à des questionnements artistiques, certaines expérimentations scientifiques (mutations génétiques…) soulèvent des problématiques dont l’artiste s’empare.

Je ne pourrais poursuivre sans mentionner votre oeuvre « Le Langage Cellulaire ». Même si cela peut paraître un peu naïf, je dois admettre que la première fois que j’ai vu cette oeuvre intrigante, j’ai augmenté la taille des paramètres de mon Ipad pour pouvoir lire le texte. J’ai trouvé cette œuvre très stimulante car elle m’a suggéré l’idée d’un « grammelot » visuel, une synesthésie entre des langages. Après tout, notre ADN est aussi un langage…Vous est-il arrivée en croisant différents champs artistiques de penser qu’une synergie entre différentes disciplines est le seul moyen de produire des résultats, d’exprimer certains concepts ?

Effectivement je suis partie du fait que notre ADN est un langage. En fait, la cellule humaine dispose d’un système de communication avec son environnement qui lui permet d’émettre et de recevoir en permanence des « messages » reflétant sa position dans l’espace. Explorant l’univers de ces « cellules », j’ai décidé de créer un alphabet visuel, symbole d’une communication, d’un langage intérieur. J’ai donc conçu une police d'écriture "codée"  ludique et poétique dont j’ai dessiné chaque lettre de l’alphabet. Des mots, phrases ou textes illustrent un « langage » intérieur  incompréhensible pour qui n’en connaît pas le code. Composé de dessins, il pourrait faire référence à une synesthésie rappelant un grammelot visuel. Ce langage inventé n’est pas dicible, mais l’on peut supposer que s’ils étaient interprétés, les dessins pourraient incarner une forme de communication. En transformant notre langue en une typographie calligraphique, j’invite le spectateur à entrer dans ce monde intérieur par le biais d’une approche interrogative, notre propre « langage » intérieur ne reflète-t-il pas l’unicité de chacun de nous ?

Vos travaux ont été exposés dans de multiples occasions. Vous avez eu récemment une exposition personnelle à la Galerie de Talant (Dijon) et vous avez reçu, quelques aides de l’état. Cela va sans dire que les remarques et spécialement les récompenses peuvent aider un artiste, je me demandais simplement si un prix ou mieux l’éventualité de recevoir un prix pouvait influencer le processus de création d’un artiste ? Quelle est pour vous l’importance des commentaires de votre public ? Pensez-vous à qui vous allez plaire lorsque vous concevez vos œuvres ?

Effectivement, les aides de l’état ou les prix sont un soutien très stimulant car le statut précaire de l’artiste lui intime périodiquement de se remettre en cause, mais ils  n’influencent jamais mon processus artistique. Les encouragements sont toujours très appréciables lorsque l’artiste doute… Avoir été sélectionnée à la fin de mes études pour le Salon de Montrouge, a donné à mon travail une plus grande visibilité auprès des professionnels et m’a ainsi permis d’accèder à un plus large public. Mais je ne prends jamais ce dernier en considération lorsque j’élabore une œuvre d’art. Je conçois celle-ci en fonction de ce que je souhaite réaliser. Bien sûr les retours du public sont toujours très intéressants mais ils ne déterminent jamais ma façon de créer.

Je me demandais si vous accepteriez de répondre à une question « cliché » que je pose souvent aux artistes lors des interviews : quel aspect de votre travail appréciez vous le plus ? Quelle est la plus grande satisfaction que vous pourriez en retirer ?

Ce que j’aime peut-être le plus dans la création est de passer de la réflexion à la réalisation de l’œuvre d’art. Cela me permet de structurer mes idées, de rendre visuelle ma recherche et m’amène le plus souvent à d’autres interrogations. J’aime le fait d’être en perpétuelle quête, et même si je ne trouve pas toujours de réponse à mes propres questionnements, cela suscite toujours un échange, une discussion avec le public…

Merci beaucoup Nathalie pour votre temps et vos réflexions. Ma dernière question se rapporte à votre futur proche, y-a-t-il des choses dont vous souhaiteriez avertir nos lecteurs ?

Je poursuis mon questionnement sur l’identité, notre univers intérieur en croisant les champs de l’art et de la science. J’expérimente d’autres matériaux et tente d’établir des analogies. Parrallèllement, je m’occupe bénévolement de la programmation artistique d’un lieu à Paris (LE K.A.B) où des artistes réalisant des installations ont la possibilité de montrer leur travail in situ. J’invite le lecteur à visiter mon site pour se tenir au courant de mon actualité.

http://www.nathalieborowski.com
nathalie.borowski@free.fr

KAB : http://kabatignolles.wix.com/arts